Cette solidarité que nous n’avons pas choisie

de Pierre Whalon
Posted Jul 27, 2016

Le jour de ma consécration comme évêque, la police a trouvé une dague attachée sous un banc. On ignore qui avait posé cette courte épée.

C’était dans notre paroisse à Rome, le 18 novembre 2001. La veille, feu le pape Jean Paul II m’avait officiellement offert la bienvenue en Europe, un fait inédit depuis le 16e siècle. La découverte de la dague m’a vite remis les pieds sur terre. Déjà, avant de devenir l’Évêque des églises épiscopales en Europe, j’avais été à Paris avec ma femme et notre fille pour préparer notre emménagement à Paris, le 11 septembre 2001 (le clergé anglican a le droit de se marier). Le lendemain, j’ai dû commencer mon ministère en célébrant une messe pour les défunts, mon prédécesseur étant en voyage. Les quinze années de mon épiscopat ont été marquées par le terrorisme récurrent.

Dernièrement, avec les attentats de Paris, Bruxelles, Nice, et Munich, j’ai fait face avec nos fidèles à de nouvelles atteintes à notre vie commune. L’horrible meurtre du père Jacques Hamel hier à St. Etienne du Rouvray rouvre des plaies encore saignantes non seulement pour nous autres anglicans, pour les catholiques, mais pour nous tous. L’Archevêque de Cantorbéry, Sa Grâce Justin Welby, chef spirituel des 90 millions d’anglicans dans le monde, a déclaré (en français) : « Le mal attaque les plus faibles, nie toute vérité et amour, est vaincu par Jésus. Prions pour la France, ses victimes et ses communautés. » Mgr David Moxon, l’ambassadeur de Mgr Welby au Pape François, a réitéré que, selon l’expression du Pontife, « œcuménisme du sang », nous sommes étroitement liés ensemble. Tuer le père Hamel c’est tuer un de nos prêtres, c’est nous tuer tous.

Ces petits voyous voulaient aussi s’attaquer à la France. Quoi de plus français qu’une petite église en Normandie ? Alors, comment réagir ?

D’abord, il faut constater que nous autres Français sommes un peu comme des soldats souffrant de troubles post-traumatiques. Bien sûr, les rescapés des attentats en sont touchés directement. Mais grâce aux medias qui focalisent notre attention 24 heures sur 24 sur un fait en particulier, nous devenons traumatisés aussi. Nous commençons à ressentir un défaut de compassion. Lorsqu’on a peur, il est difficile de raisonner clairement ; l’irrationnel fait irruption. Nous nous retournons les uns contre les autres, car le reflexe animal surgit : nous faisons des distinctions manichéennes entre les « bons » et les « mauvais ». Nous sommes passés des gros titres de 2015 qui proclamaient « Je suis Charlie » à des conseils comme « Comment gérer la peur. »

Voilà les effets de cette arme politique qu’est le terrorisme. Nous paralyser par le stress post-traumatique est exactement le but de l’État islamique et ses imitateurs. Retrouver le courage d’y faire face commence par insister sur le fait qu’ils n’auront pas gain de cause : « ils ne passeront pas ». Ils ne nous auront pas par des attaques lâches contre des vieillards et des enfants !

À court terme, cette volonté doit s’incarner par l’action de nos militaires et nos policiers. Il faut faire solidarité avec nos protecteurs, épuisés eux aussi, et les aider par des expressions de soutien.

Mais à long terme, il n’y a pas de solutions techniques. Comment est-ce que la propagande Da’esh peut-elle trouver des cœurs aussi ouverts à leurs mensonges ? On dira que c’est la faute à l’économie qui ne fournit pas d’emplois à ces jeunes. Ou c’est la faute à l’école ou le système judiciaire. Ou la laïcité ou la religion.

Non. Reconquérir l’espace psychique de la nation demande un travail de longue haleine, cœur par cœur. Bien sûr qu’il faut transformer l’économie pour vaincre le chômage de masse, surtout des jeunes ; améliorer l’éducation pour arrêter de ne favoriser que les enfants doués ou riches ; rendre la justice plus efficace.

Mais transformer les cœurs est une autre affaire entièrement. Il nous faut un front commun de dirigeants juifs, musulmans, et chrétiens qui affirment publiquement le message central des trois religions abrahamiques : Dieu aime l’humanité. Agir contre ce message central — comme hier à St. Etienne du Rouvray — c’est trahir sa religion et piétiner sa foi. Plus largement, il faut arrêter de prendre la religion avec des pincettes : la laïcité est la garante de la liberté de culte et de conscience, ce qui ne peut être que publique. Ce qui s’est passé hier n’est pas une affaire privée, évidemment.

Mgr Welby a déclaré que « le mal est vaincu par Jésus ». Comment ? Je reprends les paroles fortes d’hier de Mgr Dominique Lebrun, archevêque de Rouen : « L’Église ne peut prendre d’autres armes que la prière et la fraternité entre les hommes. » La prière n’est pas pour Dieu, qui n’en a pas besoin ; elle est pour nous, pour nous transformer. Cette transformation c’est justement nous tourner les uns aux autres : chrétiens et autres croyants, et ceux qui ne croient pas. Autrement dit, « la fraternité entre les hommes. » Jésus vainc le mal non pas par des interventions miraculeuses, autres que changer les cœurs. Et ce changement s’effectue par cette solidarité que nous n’avons pas choisie mais qui nous unit — que détestent les terroristes. C’est justement par le biais de nos cœurs tournés vers autrui que le mal sera vaincu.

Laissons le dernier mot à l’archevêque de Rouen : « Je crie vers Dieu, avec tous les hommes de bonne volonté. J’ose inviter les non-croyants à s’unir à ce cri !  »

— Pierre Whalon est l’évêque chargé des Églises Épiscopales en Europe.