Notre Union, trahie

de Pierre Whalon
Posted Jun 29, 2016

[Le Huffington Post] Depuis le vote en Grande-Bretagne de quitter l’Union européenne, toutes sortes d’articles ont fleuri pour affirmer que les partisans du “Leave” ont agi par ignorance. Soit. Néanmoins, ils ont raison, car l’Union actuelle n’est pas celle que nous avons approuvée.

Les principes fondamentaux de l’Union ont été trahis par une technocratie qui a instauré une espèce d’état-providence. Elle a besoin de réforme de fond en comble, afin que puisse finalement voir le jour cette Union que les peuples européens ont voulue.

Rappelons ces principes, explicités dans l’article 5 du traité de Lisbonne : attribution, proportionnalité, et subsidiarité. L’attribution des pouvoirs de l’Union et la proportionnalité de leurs applications reposent sur la subsidiarité. Or, cette dernière n’a pas été respectée — bien au contraire.

Je suis un évêque d’une Église qui s’organise selon ce principe, donc je me permets cette réflexion. Quoique gérée par ses évêques, cette Église Épiscopale (anglicane) a été érigée selon des principes courants après la révolution américaine. Déchirés contre leur gré de leur mère, l’Église d’Angleterre, les « épiscopaliens » ont continué l’épiscopat catholique en succession apostolique, tout en respectant les droits des fidèles et paroisses.

La subsidiarité fait partie de la justice sociale, qui ordonne que tout être humain doit avoir la liberté de s’occuper librement de ses affaires proches. En même temps, chacun(e) doit contribuer au bien commun, à l’intérêt général. Donc, le gouvernement de notre Église commence par le diocèse, qui dirige les paroisses d’une région donnée. Chaque paroisse a la garantie de non-ingérence dans les décisions courantes dans son domaine proche : rayon d’action évangélique, budget, etc. Celles-ci sont prises par un conseil paroissial présidé par le prêtre, dont les membres sont élus par l’assemblée générale. Les délégués au synode diocésain sont également élus.

Ce synode, présidé par l’évêque, se compose des diacres et prêtres du diocèse, siégeant avec les délégués laïques. Comme ses paroisses, le diocèse prend des décisions pour la région : la création de nouvelles paroisses, le maintien de son propre droit canonique, son budget, et ainsi de suite. Sont élus aussi les députés (sic) au grand synode triennale de l’Église toute entière. Ce dernier, appelé en anglais « General Convention », se compose de deux chambres, celle des députés laïques et cléricaux de chaque diocèse, et celle des évêques. Aucune proposition est avalisée sans l’accord des deux chambres. L’attribution des pouvoirs au grand synode lui confère le droit de fixer la liturgie de l’Église toute entière, que chaque paroisse doit utiliser (elle exprime la doctrine de l’Église). Il gère la création de nouveaux diocèses, et aussi les relations œcuméniques et interreligieuses. En plus, il maintient la constitution et les canons qui s’appliquent dans tous les diocèses.

Dans ces domaines, l’autorité du grand synode est incontestable, et ses décisions ne sont révisables que par un synode suivant. Mais ses pouvoirs sont proportionnels, car cette autorité se borne à ces fonctions « régaliennes » ecclésiastiques qui lui ont été attribuées au début. Par exemple, lorsque la « Convention » forme un nouveau diocèse, c’est son propre synode qui décide sa propre constitution et ses canons, pourvu que ceux-ci ne contredisent pas le droit canonique général.

L’évêque diocésain est censé garantir la liberté de ses paroisses dans leurs affaires proches, et l’application des décisions du diocèse et du grand synode. C’est le gérant du principe de subsidiarité. L’évêque a le pouvoir et le devoir d’intervenir s’il y a manquement dans la vie d’une paroisse, mais cette intervention ne peut être que temporaire.

Donc, ce cas de figure montre clairement comment s’applique la subsidiarité au gouvernement d’une société : tout est fait pour laisser aux organismes locaux de s’occuper de leurs propres affaires proches. Ce qu’une région (nation) peut décider pour lui-même est également les affaires qui la concernent particulièrement. Par contre, les décisions qui touchent à tous doivent être prises par une assemblée représentative, dont le but est de garantir le bien-être de tous ses membres en leur laissant le maximum de liberté, dans les contraintes globales qui s’imposent. Cette assemblée, ou son représentant qualifié, peut intervenir dans le affaires d’une région, s’il y a un quelconque problème ou défi — mais seulement à titre provisoire.

La grande philosophe Chantal Delsol compare ce gouvernement à l’État-providence :

Dans une société de subsidiarité, les tâches du « bien commun » ou de l’intérêt général, sont l’affaire de tous. On peut dire que le principe de subsidiarité désétatise le bien commun comme finalité du politique. Ou encore, il refuse d’étatiser la politique : chaque citoyen, chaque personne morale, peut devenir acteur de l’intérêt général. […]
Dans la tradition centralisatrice ou d’Etat-providence, il ne saurait exister d’initiative privée visant l’intérêt général, parce que le citoyen privé est censé ne pouvoir se soucier que de ses affaires privées. Dans cette tradition, on suppose que si les personnes ou groupes privés s’impliquent en tant que telles dans les affaires communes, elles pervertissent le sens de ce qui est commun. Ici donc, seule l’instance publique reçoit la charge de l’intérêt général, et l’on investit de cette charge des fonctionnaires spécialement éduqués à cet effet, qui sont censés laisser leurs intérêts privés au vestiaire, pendant que le citoyen demeure cantonné dans l’entretien de ses propres affaires. […]
Le principe de subsidiarité compte ainsi davantage sur la prudence que sur la compétence. Alors que l’Etat-providence mise sur le caractère technique et objectif des décisions — « laissons gouverner ceux qui savent », et croit que les décisions technocratiques sont sans contingences, neutres, désintéressées. La logique de la subsidiarité consiste à assumer la contingence des décisions prises par des hommes en chair et en os.

N’est-il pas évident que l’Union européenne doit être complètement repensée, pour instaurer finalement ce grand principe de justice ? Nos technocrates se plaisent à concocter des oukases qui n’ont rien à voir ni avec leurs compétences ni avec la réalité, et la campagne « Leave » s’est bien amusé à en décrire certaines. Non sans desmensonges grossiers enchevêtrés avec, bien sûr. Mais encore plus sérieux, c’est le manque total de politiques pour toute l’Europe : pour le développement économique et l’emploi, la défense, la politique étrangère, la finance, le flux des migrants… Le chaos complet concernant ce dernier montre l’incapacité de technocrates non-élus, et un parlement faible élu, de faire fonctionner l’Union. Ses principes ne sont pas respectés, ses idéaux trahis : une technocratie ne peut en aucun cas les incarner.

Apprendre à vivre la subsidiarité n’est pas facile — je peux en témoigner ! Mais c’est injuste de structurer un gouvernement autrement, si nous croyons à la liberté de l’homme.

J’espère que la Grande Bretagne restera grande et repensera sa décision, si c’est pour aider à refondre l’Union. La campagne « Remain » n’a pas été à la hauteur, elle ne parlait d’intérêts personnels, d’argent. Il faut un idéal qui inspire.

La perspective de retourner à l’Europe d’antan devrait effrayer tout le monde, plus que les difficultés de nos jours. Je suis le premier de ma famille à ne pas combattre les Allemands, et ce depuis le dix-huitième siècle. Ne recommençons pas — construisons une nouvelle Europe sur ses principes originaux. Vive la liberté, l’égalité, et la fraternité pour tous les peuples d’Europe!

Pierre Whalon est l’évêque chargé des Églises Épiscopales en Europe.